1 million de migrants venus d’Afrique seraient en route pour l’Europe… et les dirigeants européens s’apprêtent à commettre les mêmes erreurs que dans le passé

Atlantico : Selon Joe Walker-Cousins, anciennement à la tête de l’ambassade britannique à Benghazi entre 2012 et 2014, il y aurait “potentiellement 1 millions de migrants en provenance d’Afrique centrale et de la Corne de l’Afrique” prêts à rejoindre l’Europe depuis la Libye. Que penser de ce chiffre ?

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Gérard-François Dumont Le chiffre de 1 million de migrants potentiels n’est pas impossible, d’abord compte tenu de la situation inquiétante qui règne dans un certain nombre de pays africains. Au Mali, après l’intervention de l’opération française Serval, soutenue par les Nations Unies et par un certain nombre de pays africains, les islamistes qui menaçaient Bamako ont été repoussés.

Mais le pays se trouve toujours à la recherche d’une entente nationale et n’est donc pas stabilisé, et des groupes terroristes sont parvenues à conduire des opérations au Burkina Faso. Le Niger, qui est, avec le Libéria, le pays le plus pauvre d’Afrique occidentale[1], continue d’éprouver des difficultés à trouver la voie du développement. L’Erythrée continue de souffrir d’un régime autoritaire, tandis que le Soudan et le Sud Soudan connaissent aussi des durs conflits. Dans les autres pays africains, la situation n’est pas nécessairement beaucoup plus favorable, parfois en raison des recettes moindres de l’économie de la rente ou de la mauvaise utilisation de cette dernière. Même si la croissance économique peut être considérée comme satisfaisante dans divers pays, un certain nombre de jeunes Africains ne sont pas très optimistes sur l’avenir du développement de leur pays. Ainsi, dans ces conditions, ils envisagent de trouver de meilleures possibilités de revenus pour eux-mêmes et pour envoyer des remises à leur famille, ce qui peut donc les inciter à migrer notamment vers une Europe qu’ils jugent attractive.

En second lieu, il existe des passeurs qui exploitent ces populations, leur promettant monts et merveilles notamment en faisant financer par leurs familles ces migrations. Cet élément supplémentaire stimule ainsi le phénomène migratoire.

En troisième lieu, s’ajoute le fait que la Libye est un pays déstabilisé aujourd’hui, devenu une zone de transit où les passeurs travaillent sans vergogne, sans oublier qu’un certain nombre de responsables politique libyens souhaitent utiliser les migrants comme moyen de pression géopolitique sur les gouvernements européens. Enfin, la situation est différente de celle qui prévalait en Mésopotamie. De nombreux Syriens qui ont fui la guerre civile pour la Turquie, le Liban ou la Jordanie ne souhaitent par partir en Europe car ils préfèrent demeurer près de la Syrie pour pouvoir s’y rendre périodiquement si besoin et parce qu’une partie d’entre eux escompte une sécurisation, voire une reconstruction, qui leur permettrait de revenir chez eux. Ce n’est pas le cas des migrants africains qui se fixent un objectif migratoire devant déboucher sur des revenus permettant l’envoi de remises dans leur pays d’origine.     

[1] Cf. les PIB par habitant dans : Sardon, Jean-Paul, “La population des continents et des pays”, Population & Avenir, n° 730, novembre-décembre 2016, www.population-demographie.org/revue03.htm.

Quels seraient, pour l’Europe, les risques d’une nouvelle crise migratoire qui paraît imminente au regard des déclarations de Joe Walker-Cousins ?

En réalité, à propos de migrations de l’Afrique vers l’Europe via la Libye, parler de nouvelle crise migratoire est erroné. Car cette crise a déjà largement commencé, même si elle s’est trouvée un certain temps reléguée par les flux partis de Mésopotamie[1]. Depuis fin 2011, des factions libyennes, afin d’être reconnues internationalement par les pays européens, utilisent la migration. Cette utilisation est rythmée par l’évolution du conflit : aujourd’hui, au moins dans l’Est de la Libye, il y a un homme fort, le général Khalifa Haftar, soutenu notamment par l’Egypte et, quasi officiellement depuis 2016, par la Russie et le Parlement de Tobrouk. Dans ce contexte, les responsables politiques libyens opposés au général Haftar, et surtout présents dans la partie Ouest, souhaitent continuer à être reconnus par les gouvernements européens qui ont rendu possible, en mars 2016, l’installation à Tripoli d’un gouvernement dit “d’union nationale”. L’un des moyens retenus par des hommes politiques de l’Ouest libyen est donc la promesse de contrôler la migration pour que les pays européens continuent à les reconnaître au plan international et leur fassent parvenir des moyens financiers et matériels supposés permettre de concrétiser la promesse. Il s’agit là d’utiliser une méthode comparable à celle mise en œuvre par la Turquie d’Erdogan, plus particulièrement en 2015.

[1] Dumont, Gérard-François, « Syrie et Irak : une migration sans précédent historique ?”, Diploweb.com, La revue géopolitique, 12 décembre 2015.

Projet de mémorandum entre l’Italie et la Libye, accords de retour des déboutés du droit d’asile avec certains pays africains, etc. : que penser en l’état des solutions qu’essaye de mettre en place l’UE pour parvenir à un règlement du problème migratoire ?

Il convient de distinguer deux situations différentes. Concernant la Libye, il est difficile de penser qu’un accord quelconque avec des responsables libyens puisse exercer des effets importants, tout simplement parce que la Libye est aujourd’hui dans une certaine anarchie politique ; il n’y a pas de pouvoir qui maîtrise véritablement la situation ni sur l’ensemble du territoire libyen, ni sur une partie significative de ce territoire, même si des collusions peuvent exister entre des responsables libyens et tel ou tel groupe mafieux qui exploite les migrants.

En revanche, dans d’autres pays africains où il peut y avoir un pouvoir assumant sa souveraineté sur le pays, l’idée de passer des accords est souhaitable. Un début de mise en œuvre a d’ailleurs été mis en place, notamment sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Toutefois, son application a été balayée sous la présidence de François Hollande qui, au lieu de poursuivre les initiatives d’accords avec des pays africains, s’est dépêché, sous prétexte qu’elles étaient une idée de la présidence Sarkozy, de les arrêter et de les enterrer.

L’Italie paraît jouer un rôle important dans le règlement de la question migratoire comme en témoigne le projet de mémorandum précédemment évoqué, ou bien encore la solution envisagée par l’ESI (European Stability Initiative) qui préconise l’ouverture de centres d’accueil en Italie devant traiter les demandes d’asile sous un délai minimum de 4 semaines au lieu de 3 mois actuellement et de procéder au rapatriement dans leur pays d’origine – à condition que ceux-ci soient considérés comme « sûrs » – les déboutés du droit d’asile. Quel regard peut-on porter sur la place occupée par l’Italie dans ce dispositif ?

Il faut revenir à l’Histoire. Cette dernière enseigne que les difficultés que la France connaît dans la région de Calais ont commencé exactement fin 1997, c’est-à-dire au moment où il a été décidé d’élargir l’espace Schengen à l’Italie[1], sans prendre en compte le fait que ce pays n’était pas en situation de respecter les règles de cet espace, notamment d’une part à cause d’insuffisances administratives, et d’autre part en raison d’une présence significative de mafias qui participent au business de la migration.

Les deux solutions envisagées dans cette question paraissent difficiles à mettre en œuvre. Quand on parle de négociation avec la Libye, il faut encore une fois rappeler qu’il n’y a pas de pouvoir politique qui contrôle aujourd’hui l’ensemble du territoire, mais que des factions politiques. Ainsi, passer un accord avec une faction politique ne peut en empêcher d’autres de prendre d’autres initiatives pour partager la rente que représente l’activité des passeurs.

De même que dans l’affaire de la Turquie avec l’exode des Syriens ou des Irakiens, la solution consistant à mettre en place des centres en Italie fait essentiellement le jeu des passeurs. En effet, il s’agit d’une méthode qui consiste à commencer à s’occuper des migrants à partir du moment où ils sont arrivés sur le territoire européen, et qu’ils ont déjà payé des passeurs ayant abusé de leur situation. Le risque est de commettre les mêmes erreurs que celles conduites dans la question des flux migratoires via la Turquie, donc de voir se prolonger une crise migratoire qui divise les pays européens et accentue le désenchantement vis-à-vis de l’Union européenne.

[1] Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe : de l’Atlantique à l’Oural, Paris, PUF, 2016.

Source: atlantico

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